Une maladie infantile de la civilisation : la barbarie
Ce n’est pas un scoop : narcissisme oblige, les discours qui se tiennent sur nous, les humains, ne manquent pas. Mais jamais on ne s’approchera mieux du réel de ce que nous sommes qu’en étudiant la façon dont nous nous comportons avec le reste du monde, avec l’Autre en général et en particulier avec les autres animaux. Parce que ça définit bien le niveau éthique où nous sommes, notre rapport à l’Autre donne l’indice de notre capacité à la distance nécessaire pour dépasser le rapport incestueux-- où l’un se sent des droits sur l’Autre qui lui appartiendrait—ce qui définit la petite enfance. Par delà la diversité des rapports aux bêtes, on doit rechercher ce qui fait l’unité de ces rapports. Ce n’est pas pour rien qu’un homme réfléchi et hautement moral comme Gandhi a avancé cela : « L’état d’une civilisation se juge à la façon dont elle traite les animaux ».
Là, nulle loi ne vient entraver nos pulsions primaires, et là se lit mieux que dans tout autre moment de la vie courante de quoi nous sommes capables. Certes, les situations exceptionnelles comme les guerres nous apportent le même éclairage. Mais le rapport aux autres animaux, lui, n’a pas l’excuse de l’exception. C’est ce qui nous donnera les clés pour comprendre ce que nous sommes. Nous sommes ce que nous faisons et ce que nous leur avons fait, depuis que nous sommes en position de pouvoir sur eux. Cette façon d’être nous définit mieux que toute autre discours qui, s’il ne tient pas compte de cette dimension, risque d’être incomplet. Car ce rapport est ce qui fonde l’humanité en tant qu’espèce animale qui renie cette appartenance. Notre attitude est, du coup, débarrassée du sentiment de culpabilité qui survient quand l’autre lésé est reconnu comme un semblable. C’est pourquoi je parle « du » rapport aux bêtes et ne m’étendrai sur « les » rapports que pour montrer combien ils sont réductibles à un seul, en dépit d’e leur grande diversité. Nous nous interrogerons sur ce rapport à cet autre dénié en tant qu’autre qu’est l’animal.
Le droit que nous nous octroyons sur l’Autre signifie que nous le considérons plus comme un réservoir d’objets dont j’ai le droit de disposer que pour une altérité subjective comme moi, je le revendique pour moi. On refuse l’anthropomorphisme en combattant toute velléité de reconnaître en l’autre animal ce que tout vivant sensible ressent. Mais on oublie que l’anthropocentrisme est bien pire, en ceci qu’il se fonde sur un déni de l’autre : sous le prétexte qu’on ne pourrait rien savoir de lui, donc, on imagine qu’il ne ressent rien. Tout ça parce que les autres animaux ne parleraient pas, ce qui est le comble de l’anthropocentriste qui ne peut imaginer d’autres langages que le sien. Mais les autres animaux parlent à partir du moment où il y a quelqu’un pour les comprendre…Puisqu’une parole, selon Lacan, « n’existe que si quelqu’un la comprend. » Et ce quelqu’un n’est pas nécessairement de l’espèce humaine. Car, avant tout, c’est entre eux qu’ils ont commencé à communiquer. Ne serait-ce pas plutôt nous, qui d’instituer une relation préœdipienne avec eux, nous mettons dans un état où nous ne sommes pas encore sujet d’un discours. C’est par la castration symbolique contemporaine de la Loi de l’Œdipe que l’enfant devient sujet de son désir et a besoin de la symbolisation pour exprimer ce que l’illusion de fusion du tout petit lui présentait comme inutile. Notre rapport aux autres animaux est hors mots, puisque non encore libéré de la jouissance d’avant la Loi . Ne prétendons-nous pas avoir sur eux tous les droits et la plupart d’entre nous ne sont-ils pas étonnés qu’on leur prête non seulement une subjectivité mais encore des droits propres ? Si ce qu’affirme Gandhi est juste, et j’en suis persuadée, une visite dans nos élevages en batterie ou dans nos laboratoires devrait suffire à expliciter où notre civilisation en est. Une civilisation se définit d’une opposition à un état antérieur et barbare. La civilisation est à la barbarie ce que l’âge de raison est à la petite enfance perverse polymorphe. Entre les secondes et les premières, il y a eu le passage par la Loi. Cette Loi qui réglemente le rapport à l’autre interdit d’utiliser l’Autre pour en jouir. On est, dans la barbarie comme dans la perversion polymorphe, dans le même état où l’Autre n’est qu’un conglomérat d’objets, bons ou mauvais à incorporer ou à vomir. Ce passage permet aux pulsions de se satisfaire, mais d’une autre manière, qu’on peut dire plus civilisée. La civilisation, comme l’âge de raison dite aussi période de latence est un moment de sublimation. Les pulsions apparaissent alors de manière fort différentes de leur état d’origine : tout à fait civilisées, c'est-à-dire respectueuses de l’Autre. L’adulte récupère dans sa sexualité la jouissance qui, cependant, restera attachée à l’art, la science et le fait de dire. La jouissance, plus jamais ne devra se produire par le viol de l’Autre. Le paradis perdu est la nostalgie d’un temps où l’objet était accessible, ne serait-ce qu’en hallucinations et fantasmes. Ce temps, dépassé grâce à la Loi d’interdiction de l’inceste, est refoulé, chassé de notre mémoire consciente mais il peut faire retour dans les situations d’exception comme les guerres, les lynchages, et autres horreurs, ainsi que globalement dans notre rapport aux autres animaux. C’est pourquoi notre rapport aux animaux est digne d’être appelé incestueux, digne d’être classé indigne...
Le terme animal, notons-le au passage, dans son aspect globalisant est une entité imaginaire qui recouvre des tas d’espèces disparates. Il signifie en gros : les non-hommes. Mais ce qui est non-hommes n’est pas nécessairement perçu comme Autre. L’Autre est une notion acquise avec le stade du miroir. L’Autre existe en soi.
Mais l’animal est une notion flou, qui signifie, « self service » pour l’homme. C’est pourquoi l’humain s’organise de telle sorte qu’il considère d’un même œil toutes les espèces. On cherche un propre de l’homme suffisamment décisif pour que cette distinction soit un signe définitif de non appartenance à ce règne dans lequel Darwin a découvert indubitablement que nous étions. Bien-sûr, et l’apport des filmes animaliers n’est pas négligeable, c’est en train d’évoluer. Mais en gros on peut dire que même si les singes sont de plus perçus pour ce qu’ils sont, nos proches cousins, il n’en reste pas moins que, de même qu’une mouche, ils seront utilisés à notre service, des fins diverses, sans se soucier plus que ça du degré de leur parenté avec nous. C’est ça le background de notre rapport à l’animal. Même si on leur reconnaît des traits humains, même si on est contraint de constater que ce sont des personnes avec leur joies et leurs peines, leurs amours et leur haines, leurs mensonges, leurs trucs pour bien utiliser des stratégies afin de survivre, il n’en reste pas moins qu’ils sont considérés comme subalternes, et de notre self-service. Ils passeront toujours après nous.Et, de plus, nos laboratoires regorgent de singes et autres bêtes dont nous nous faisons une règle « morale » d’affirmer comme dans un catéchisme qu’il «faut » qu’ils souffrent et meurent si c’est pour nous.
Tout cela nous confine aux confins de la Loi, là où le barbare ne dort jamais, là où la civilisation ne peut qu’être perdante, là où, au final et en dépit des apparences, l’homme s’expose lui-même au pire des pulsions qu’il tient,éveillées. Si bien qu’on peut affirmer que notre rapport aux animaux est la porte ouverte au pire pour chacun d’entre nous. Croyant qu’en utilisant des autres animaux pour nous sauver, par exemple, nous allions dans le sens du bien de l’humanité, nous faisons l’inverse. Notre incapacité à accorder nos idéaux éthiques avec notre pratique, c’est le signe que nous avons raté notre entrée dans la civilisation. Je soutiens ici que cette impasse est créée par notre rapprt hors Loi avec ceux qui sont aux fondelments de nos civilisations, en tant que l’homme, cet animal, s’est démarqué des autres espèces en les créant. Mais ce démarquage, loin d’être une séparation comme l’enfant qui a à se décoller de sa mère pour grandir, n’est que la possibilité de maintenir une source de jouissance préoedipienne au sein de la civilisation. C’est une source de jouissance, certes, mais, de ce fait une source empoisonnée. Et ce qu’elle empoisonne, c’est rien moins que notre capacité à en être, des civilisés. Et de ce fait elle réduit à l’impuissance toute velléité de progrès moral, le seul qui compte si on veut sortir de la dérive pulsionnelle. Et pourquoi faudrait-il en sortir, me direz-vous ? Y a-t-il du mal à se faire du bien ?
Grave problème ! Certes, la vie après la Loi impose une perte de jouissance. Mais la jouissance, c’est aussi de la souffrance, et cette souffrance qui entrave nos vies sous formes de symptômes, c’est ce qui nous soumet à la pulsion de mort. Si bien que jouir de la vie est en fait une mise en esclavage de l’humain à la pulsion de mort, celle qui empêche tout progrès, celle qui nous jette dans les bras de toutes les barbaries.
Mais il ne faut pas se fier aux apparences, les mouches sont très proches de nous et partagent une grande proportion de gènes avec nous. Mais ça ne change rien au mythe : il y a d’un côté des humains, avec une subjectivité, de l’intelligence, de la vulnérabilité à la souffrance et une âme si on est croyant…et de l’autre « l’animal », à qui la majorité des humains ne reconnaissent aucun de ces attributs et dont, quelque soit notre reconnaissance de son niveau de conscience, passera en second, loin derrière et en aucun cas ne sera protégé et reconnu comme ayant des droits. C’est ça, le rapport de l’homme à l’animal. Ce qui s’enrichit du rapport de l’homme à l’animalité, aussi appelée bestialité, lieu de projections du propre de l’homme, nos pulsions.
Nous nous demanderons si l’effet principal de ce rapport pour le moins déséquilibré, bourré d’imaginaire, mettant en mots et à mal les espèces non humaines, n’a pas sur nous une incidence et si l’humain ne se structure pas de ce fait sur l’idée qu’il a tous les droits et les autres. Seules les lois l’obligent à respecter l’autre humain. Freud ne dit-il pas : « La culpabilité c’est de l’angoisse sociale ? » On ne peut douter que l’on prend le pli et que cette position narcissique n’est pas un costume, style l’habit de lumière, que l’on ne met que pour être en position d’abuseur envers les autres animaux, et qu’en l’enlevant quand on est entre humains, on devient blanc-bleu en matière d’éthique. N’oublions pas que les statistiques donnent l’Espagne comme le premier pays en matière de crimes sur sa conjointe de toute l’Europe. Comment ne pas se poser la question de l’incidence de l’horreur déniée des traditions barbares sur ce qui se rejoue de cette jouissance illicite libérée par elles jusque dans les couples ?
Le réel, si on sait l’oublier, « revient toujours à la même place »(Lacan) et seuls les mécanismes de défense nous empêchent de vouloir le voir dans toute sa crudité. Et lorsqu’on le perçoit, il est souvent trop tard. C’est souvent comme catastrophe qu’il nous tombe dessus. Le problème de la jouissance, c’est qu’elle fait souvent drogue, et qu’elle en demande toujours plus. La jouissance attachée à la souffrance provoquée chez l’autre comme dans les corridas, ou la chasse, pour ne citer que ces exemples entre mille, est le plus souvent dissimulé derrière le blabla. Et c’est pourtant bien aussi réel que la souffrance imposée à la victime. C’est pour cela que l’on invente une intentionnalité à la victime qui, à l’instar des femmes violées, sont bien heureuses de ce qui leur arrive. Elles le veulent bien ! D’où le délire sur la combativité, ou même la méchanceté des taureaux ! Quand au gibier, il a sa chance, pour sûr, et celui qui se laisse prendre l’a bien cherché. Le rapport des hommes aux bêtes n’est pas sans rappeler, vous voyez, celui des machos aux femmes. Ce que l’on recherche ainsi, c’est à constituer l’Autre, la victime, en partenaire sexuelle. Tout cela repose sur le désir que le rapport sexuel existe. Alors, nous dit Lacan, qu’il n’existe pas.
S’il existait, si l’amour physique pouvait permettre une véritable rencontre entre deux êtres humains, ça se saurait. Mais le pervers sadique veut y croire. Ce qui explique le nombre de victimes consentantes, qui n’attendaient selon lui que ce qui leur arrivait. Ni plus ni moins. Juste ce dont elles manquaient.
Le voyage auquel vous convie cette lecture pourrait s’appeler : « A la recherche du Réel perdu ». Mais est-ce possible à l’être parlant de le retrouver ? Il est vrai que le symbolique, notre langage, a plutôt un effet désastreux sur le réel, celui de causer sa perte. Mais j’ai la prétention de croire qu’on peut cesser de lui tourner le dos. On le fuit sous prétexte qu’il est « impossible à dire ». (Lacan) Mais tout de même, toute l’analyse consiste à le cerner. La psychanalyse, de ce fait, est, nous dit Freud, un métier «impossible ».
Or si on fait l’analyse de l’espèce humaine, il faut bien constater qu’elle n’a pas trop envie de le reconnaître, ce réel. Elle veut bien en profiter, mais surtout pas savoir ce qui en retourne. C’est ainsi que la mort dans les abattoirs est un spectacle tabou. Faut pas se gâcher le plaisir avec des images trop explicites ! Un steak, un gigot, oui. Mais le spectacle d’une angoisse qui inhibe jusqu’au cri, les hurlements inhumains des hommes, la vache trop âgée pour donner assez de lait, passant de la traite à la mort, sans la répit des vieux travailleurs, traînée avec force coups parce qu’elle a peur d’avancer vers ce qu’elle sait, les agneaux si doux, tremblants, la laine claire soudain souillée de sang… l’égorgement, le sol inondé…non merci.
Nous étudierons ici le rapport aux autres animaux à travers les différentes facettes qu’il offre, afin de constater combien notre action sur eux nous enferme dans un stade archaïque de notre développement, nous entravant dans tout progrès moral. Je crois pouvoir expliquer ici pourquoi l’espèce humaine ne peut réussir à éradiquer ce mal qui lui colle à la peau, à savoir son symptôme barbare. Si, dans l’analyse d’un individu, on peut changer de structure, pourquoi exclure que cela soit possible pour une espèce ? Certes, une neutralité obligée interdit à l’analyste de chercher à avoir un effet thérapeutique. Cet effet vient de surcroît, mais l’analyste n’est pas un médecin, du moins dans sa pratique de la cure.
J’avoue qu’ici, je ne puis me contenter de décrire et d’analyser. Pour tout homme dont le sens éthique n’est pas complètement détruit, la barbarie est ce dont il se réjouirait que la planète soit débarrassée. C’est pour cela que je ne cacherai pas toujours ici, par l’absence de commentaires qui sied à un travail scientifique ou même à un essai philosophique ce que je ne revendique pas, ce que je pense de « ça ». La neutralité devant la mise à mal de vivants souffrants est une faute. S’il est un moment où il faut prendre parti, c’est bien là.
Peu d’entre nous, jusque là, n’ont fait le lien entre notre incapacité à sortir définitivement du stade barbare, et notre attitude avec les autres animaux. C’est que ce fameux rapport aux autres animaux est de nature tyrannique. Ce qui nous coince au stade de la barbarie.
De plus en plus, certes, et l’écologie en est la manifestation politico-scientifique, le reste du monde est pris en compte. Mais même là, ordinairement, il me semble qu’on ne sort jamais de l’anthropocentrisme, cette forme d’autisme qui empêche de voir que le monde ne tourne pas autour de nous, qu’il n’est pas fait rien que pour nous. Que ce n’est pas que NOTRE environnement mais celui de milliards de milliards d’autres vivants. On a du mal à se décentrer et à prendre conscience que c’est nous aussi, leur environnement, et à plus d’un titre. D’abord, logique, ça va de soi qu’on est l’autre de quelqu’un d’autre. Mais aussi parce que s’il est une espèce animale qui influe réellement sur l’environnement, c’est bien nous. Certains se souviennent d’avoir ri en entendant des anciens dire : « Ils vont nous détraquer le climat, avec leur bombe atomique ! » Qui aurait pu prévoir que ce n’était pas aussi ridicule qu’on le pensait, et que bien d’autres activités humaines allaient nous amener aux perturbations que l’on sait ?
Encore notre narcissisme : on oublie un peu vite combien nous sommes une espèce récente, et on fait comme si les autres n’étaient là, depuis le début de la vie, rien qu’à nous attendre pour nous servir.
L’écologie est donc riche en malentendu. On aurait pu espérer qu’enfin le point de vue des autres vivants soit pris en compte. Point de vue qui n’a pas besoin d’être dit avec des mots pour qu’on le connaisse : la révolte de devoir vivre dans le malheur de par la faute de ce bipède totalitaire et terrorisant.
Mais non, cela ne fut pas. Et en France, en ce moment, des chasseurs amateurs de corrida ont pris d’assaut les mouvements écologistes. Ainsi dénaturés, les velléités de la prise en compte de la nature se vouent d’elles-mêmes à l’échec. Belle stratégie ! Ainsi, on est assuré que rien de décisif dans la construction d’un nouvel humain ne se fera. La compulsion à la répétition qui préside à la résistance au changement est satisfaite. On sait par ailleurs que cette compulsion est placée sous la domination de la pulsion de mort. L’espoir de survie de la nature, si elle n’est défendue que par ce genre de personnages, est réduit à néant.
On omet presque toujours de rappeler que ce qui fonde l’humain, c’est une sorte de casse. On pourrait même s’amuser à l’appeler le casse des 10 derniers millénaires. Aucun hold up n’est depuis allé plus loin. Vous pensez ! Une main-basse sur le monde, ça ne peut qu’être sans concurrence !
Comment pourrions-nous comprendre quoi que ce soit à l’humanité si on oublie ses débuts ?